Non, le féminisme ne dépasse pas les clivages politiques.
Comment le paysage médiatique français désarme les luttes émancipatrices
Cela va faire sept semaines que le procès des viols de Mazan1 a commencé, et la contre attaque, le backlash antiféministe face à cette déferlante de preuves attestant de la normalité des violeurs et donc de la responsabilité collective de notre société patriarcale -et de ses hommes- ne s’est pas fait attendre.
Il a pris la forme de la promotion d’un livre, “Le vertige #MeToo”2, commis par Caroline Fourest, qui continue d’être invitée sur tous les plateaux télé et radio de France et de Navarre dans le but de bien rassurer la gente masculine que non, ils n’ont absolument pas à se remettre en cause, puisque MeToo est allé trop loin, ce sont désormais les féministes qui ont le pouvoir, la honte a changé de camp, et bien sûr les carrières de trop d’hommes ont été brisées, leurs vies sociales anéanties par des accusations exagérées voire mensongères venant de néoféministes qui attaquent en meute et sont assoiffées de sang (Je paraphrase un peu, mais c’est à peu de chose au mot près ce que dit Fourest dans ses interviews, et si vous vous sentez le courage d’aller en regarder, vous ferez aussi ce triste constat).
De mon côté, celui des féministes ayant une lecture intersectionnelle des luttes émancipatrices, il n’y a pas eu de surprise en voyant cette femme être invitée partout, écoutée, valorisée, alors que ses propos sont mensongers.
Il faut bien comprendre que les propos de cette femme ne sont pas nouveau, il s’agit en effet de mythes omniprésents dans les sphères masculinistes3.
En effet, tous les classiques du genre y sont :
Inversion des dynamiques de pouvoir au profit des féministes
Oppression des hommes par les femmes au quotidien
Weaponisation des violences genrées afin de se venger des hommes
Dévoiement du système police-justice afin de faire payer les hommes pour des crimes non commis
etc.
Et personne ne relève.
Des semaines qu’elle fait son grand tour des plateaux et personne ne lui dit que ce qu’elle dit est faux et est facilement vérifiable, chiffres des plaintes à l’appui.
Personne pour lui demander quels sont ces hommes qui ont eu leur vie détruite, et par quelles accusations mensongères.
On se rend compte assez vite qu’elle jouit d’une sorte d’immunité, de blanc-seing.
Madame est membre de la communauté LGBT, et a soutenu les victimes de Tariq Ramadan. Madame a des amies féministes, donc elle ne peut pas être antiféministe, puisqu’elle se dit elle-même féministe.
Et ça passe.
Le féminisme a été victime de cette épidémie de dépolitisation que nous subissons toustes dans le nord global.
Alors même que le féminisme est une lutte émancipatrice, il est devenu normal de le considérer comme acquis, dans nos sociétés dites “civilisées”4. Pas parce qu’il est acquis, non, mais parce que la présence de féminisme dans les sociétés du nord global est utilisée afin de justifier de la supériorité de la société occidentale sur la société arabo-musulmane.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, du suprémacisme de notre culture, de chauvinisme occidental5, et de la fabrication d’un nouvel universalisme mainstream, centré sur ces nouvelles normes.
Si les propos de Fourest ne sont pas rejetés par les hôtes de celle-ci dans les médias, c’est aussi parce que notre société néolibérale via ses médias a assimilé la lutte émancipatrice qu’est le féminisme afin d’en faire un objet totalement différent de l’original, quelque chose qui ne saurait remettre en question l’ordre social établi.
Les mots restent les mêmes, mais leur définition change en fonction de qui l’utilise.
Fourest, comme nos médias -qui sont néolibéraux- souscrivent à une vision apolitique du féminisme, un féminisme qui dit que les femmes sont les égales des hommes, puisque légalement nous le sommes. C’est un féminisme qui va donc pointer du doigt des inégalités juridiques, comme le salaire, ou l’insulte, par exemple. C’est un “féminisme” qui met l’onus sur l’individu, en déchargeant la société, le collectif, de toute responsabilité. C’est un féminisme qui vient nous dire que l’émancipation a été acquise avec le droit à l’IVG et la pilule. C’est un féminisme de maintien des droits acquis dans les années 70.
Bref, ce n’est pas un féminisme, c’est une appropriation du féminisme par le patriarcat.
Le féminisme non disruptif n’est pas du féminisme.
Les sociétés néolibérales ont à coeur de s’approprier les luttes émancipatrices, afin de mieux les dompter et les rendre inoffensives.
Pour ce faire ces sociétés ont déplacé le curseur de l’égalité sur le terrain du financier.
On en revient toujours à ça, le fric, le nerf de la guerre, le bras armé du patriarcat, la nouvelle trinité capitalisme, patriarcat, colonialisme.
Le féminisme néolibéral n’existe pas, tout comme le capitalisme vert n’existe pas, car ce sont des antinomies.
On nous gave de dissonance cognitive du matin au soir afin de nous vendre des concepts qui ne peuvent pas exister, parce que leur existence est un mensonge, un sédatif fait pour faire baisser notre seuil de vigilance afin de mieux nous refourguer des concepts plus irréels les uns que les autres.
Quoi de mieux qu’une “femme libérée et libre”, qui se dit de gauche -mais est d’extrême droite- qui connait les codes des médias, qui parle posément, qui rassure les dominants de notre société, pour nous expliquer à toustes que les féministes ne sont plus féministes, et que les vraies féministes dorénavant se trouvent aux côtés des hommes et du patriarcat sous prétexte de préserver une égalité qui n’a pas lieu?
La dépolitisation du féminisme c’est ça : C’est dire que tout le monde -ou presque, la majorité en tout cas- est d’accord pour dire que les femmes et les hommes sont égaux, qu’ils ont accès aux infrastructures de l’Etat sans discrimination car la loi le garantit, et que toute demande au delà de cela est sexiste, puisque de fait elle se fait aux détriments des hommes et de cette belle entente entre les sexes ?
Ne vous méprenez pas : Fourest a cette position anti-féministe pro-choix parce que ça lui rapporte. Elle, comme Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Apolline de Malherbes, et j’en passe tant, ont plus à perdre qu’à gagner, dans cette lutte émancipatrice.
Ces femmes qui profitent du patriarcat et du capitalisme, qui ont un statut social élevé ne vont pas lutter contre le système qui leur permet tout cela.
Mais ces femmes sont aussi surreprésentées dans les médias dominants, elles réécrivent la norme féministe sans contradiction, parce que les contradictrices ne font pas partie de leur milieu social.
Les luttes émancipatrices ne sont pas représentées, dans nos médias dominants.
Sans exception.
Y compris par des membres de communautés visées par ces luttes émancipatrices.
C’est le prérequis pour exister dans ce milieu, dans notre société actuelle.
La société néolibérale est l’ennemie des luttes émancipatrices, et il ne faut surtout pas la gratifier de débats sur ces sujets, qui plus est sur son terrain, à savoir les médias dominants, car le but n’est pas l’échange d’idées, le mérite de celles-ci, mais de donner l’illusion que nous sommes écoutées, entendues et prises en compte, dans le seul but par la suite de nous ôter le droit de dire que nous ne sommes pas écoutées, entendues et prises en compte.
“Le vertige #MeToo”, Caroline Fourest, paru chez Grasset en septembre 2024